Quand la Maison blanche et le Pentagone ne sont pas d’accord.
Le récent article de Seymour Hersh qui a été publié sur le site du très sérieux London Review of Books [1] n’a pas fait les choux gras des médias français.
Comme toujours, Seymour Hersh met en avant des informations de première importance. Il s’agit ici de divergences d’analyses entre la DIA, l’agence de renseignements du Pentagone, et les conseillers de Barack Obama.
Une autre information a bien retenu l’attention de ces médias. La mort de Zahran Allouche, l’autoritaire commandant de Jaish Al-Islam (l’Armée de l’islam).
Il a été ciblé par un bombardier, sans doute russe, alors qu’il tenait une réunion secrète dans la Ghouta Est avec une brochette de commandants locaux.
Zahran Allouche était le fils d’un prédicateur salafiste et il était originaire de la Ghouta. Il avait le plein soutien de l’Arabie saoudite, un pays qui le lui fournissait les fonds et les armes pour payer ses hommes et pour lutter contre l’armée loyaliste. Il se rendait fréquemment en Arabie saoudite pour discuter des besoins de ses troupes et pour définir les objectifs militaires avec les services de sécurité saoudiens.
Les récentes avancées de l’armée loyaliste ont coupé la plupart des voies d’approvisionnement de la Ghouta et la population y est affamée. Un vaste réseau de tunnels permet encore à cette région de maintenir le contact avec l’extérieur mais la situation y devient de plus en plus précaire.
L’armée qu’il commandait est composée de plusieurs dizaines de milliers d’hommes (de vingt à quarante mille) et il était un farouche adversaire de l’État islamique qu’il avait chassé de la région.
Il n’y a évidemment aucun lien entre ces deux informations sauf peut-être l’attaque chimique qui a eu lieu le 21 août 2013.
La première partie de l’article de Seymour Hersh est un recueil de confidences d’un ex-conseiller de l’État-major interarmes.
À l’été 2013, toutes les analyses de la DIA confirmaient que si Bachar al Assad était militairement battu, une prise de pouvoir par les islamistes s’ensuivrait immanquablement.
Jaish Al-Islam, une rébellion takfiriste soutenue par l’Arabie saoudite et commandée par Zahran Allouche, aurait pris Damas. Jabhat al-Nosra (le front de la victoire), un groupe djihadiste affilié à Al-Qaïda, aurait pris les villes du centre de la Syrie et Alep tomberait sous la coupe d’islamistes proches des Frères musulmans soutenus par la Turquie et le Qatar.
L’État islamique (DAECH) n’existait pas encore en Syrie mais l’État islamique en Irak et au Levant venait d’apparaitre en Syrie et se battait aux côtés de Jabhat al-Nosra pour prendre Raqqa aux troupes loyalistes.
À cette époque, la CIA complotait depuis plus d’un an avec le Royaume Uni, l’Arabie Saoudite, le Qatar et avec l’aval du président des États-Unis pour expédier des armes et des marchandises dans le but de renverser Bachar al Assad. Les armes partaient de Libye jusqu’en Syrie via la Turquie.
Ce qui avait débuté comme une opération secrète pour armer et soutenir les rebelles modérés s’était transformée en un programme technique, militaire et logistique à cheval sur la frontière turque pour toutes les forces d’opposition, y compris Jabhat al-Nosra et les autres groupes islamistes radicaux.
Les soi-disant rebelles modérés s’étaient évaporés et l’Armée syrienne libre n’était qu’un mirage stationné sur une base aérienne en Turquie. Le constat était peu réjouissant : il n’y avait aucune opposition modérée viable face à Bachar al Assad et les USA armaient des extrémistes.
Le directeur de la DIA, le Lieutenant General Michael Flynn, continuait à envoyer des rapports alarmistes au président mais il semblait que l’administration ne voulait pas entendre la vérité.
Les commandants du JCS (État-major interarmes) partagèrent alors les informations avec leurs collègues allemands, israéliens et russes en se disant que leurs analyses seraient soufflées à Bachar al Assad.
En été 2013, l’AAS (l’armée loyaliste) tenait les villes et les groupes rebelles n’arrivaient plus à avancer. Ces groupes rebelles, renforcés par des djihadistes et des mercenaires étrangers payés par les États du Golfe ou de riches donateurs continuaient à publier des vidéos d’exécutions et de tortures sur des prisonniers et des civils syriens.
Les médias commencèrent à parler d’intervention militaire pour mettre fin à cette effusion de sang. Une zone d’exclusion aérienne était envisagée mais il fallait pour cela l’aval de Conseil de Sécurité de l’ONU.
En juin 2013, au G8 de Dublin, Vladimir Poutine tint bon contre les sept autres membres et refusa jusqu’au bout de donner l’accord de la Russie pour une telle opération.
Sauf à violer la Charte des Nations Unies, la situation était bloquée.
Barack Obama commis alors une bourde qui aurait pu avoir de lourdes conséquences.
Il répondit à la question d’un journaliste en disant que l’utilisation d’armes chimiques par Bachar al Assad autoriserait les États-Unis à lancer des frappes sur la Syrie sans l’aval de CS de l’ONU.
Les journalistes, qu’on aurait dits avides d’encore plus de sauvagerie, se mirent alors à scruter les bulletins d’informations à la recherche de l’acte qui obligerait Barack Obama à tenir sa parole.
L’occasion se présenta ce fameux 21 août 2013. Un bombardement chimique sur la Ghouta orientale fit entre 350 et 1700 morts (suivant les sources) parmi la population civile.
Pour les médias, pour les dirigeants politiques et pour l’opinion publique, il ne faisait aucun doute que Bachar al Assad était le responsable du massacre.
Barack Obama était sous la pression des médias qui le poussait à faire intervenir ses bombardiers. Il savait que les rebelles étaient prêts à se lancer à l’assaut des grandes villes syriennes. Les bombardements franco-étasuniens auraient mis l’armée régulière en déroute comme en Irak.
Bien sûr, il connaissait les rapports de la DIA et il avait lu que la chute de Bachar al Assad signifiait l’arrivée des Islamistes partout en Syrie mais ce n’était pas du tout le scénario prévu au départ par les États-Unis.
Nous savons que ce qui était privilégié, c’est un départ de Bachar al Assad et son remplacement par un président pro-occidental. L’armée et l’administration syrienne devant assurer la continuité de gestion de l’État jusqu’à son éventuel démembrement suivant le bien connu projet de remodelage du Moyen-Orient.
Ma conviction personnelle est que ce n’est pas qu’un changement de régime qui était envisagé pour la Syrie, c’était surtout un changement d’alliance avec une rupture avec l’Iran, avec la Russie et avec le Hezbollah.
Mais Barack Obama était prisonnier de sa parole. Que vaudrait encore la parole d’un président des États-Unis s’il se défaussait de sa promesse dans un cas pareil.
Il pouvait lancer quelques frappes symboliques mais il se serait quand-même déjugé.
Il y a un autre élément dont il faut tenir compte pour comprendre la valse-hésitation de Barack Obama. Le budget de la Défense venait de subir une forte coupe budgétaire et le JCS (État-major interarmes) était réticent à se lancer dans une action militaire aux contours mal définis pouvant entrainer les États-Unis dans un bourbier comme en Irak.
Le sauvetage est alors venu en deux temps.
John Kerry a dit en répondant à un journaliste qu’il n’y avait pas de possibilité d’éviter l’intervention aérienne excepté si une chose tout-à-fait improbable arrivait comme par exemple si Bachar al Assad se débarrassait de ses armes chimiques.
Vladimir Poutine a répondu dans les 48 heures que Bachar al Assad est d’accord de se débarrasser de ses armes chimiques. On se demande parfois si ce n’était préparé à l’avance tellement que c’était bien coordonné.
Nous connaissons la suite. Barack Obama a d’abord invoqué l’accord du Congrès. Ensuite il a accepté l’offre russe et Bachar al Assad a donné ses armes chimiques pour qu’on les détruise.
Bien sûr, tout le monde n’a pas été dupe de cette fameuse attaque chimique de la Ghouta qui était tombée à point nommé.
Deux éminents experts du prestigieux MIT ont démontré quelques mois plus tard que ces obus chimiques ne pouvaient avoir été tirés d’une zone gouvernementale. [2]
Seymour Hersh, déjà lui, fut un des premiers à publier et à commenter ce rapport à la fin 2013.
Il reste quelques détails à prouver mais il est clair qu’on avait presque commencé une guerre avec un « false flag » comme motif. Si ce ne sont les troupes loyalistes, c’est alors forcément les rebelles islamistes de Jaish Al-Islam qui sont responsables du massacre pour un motif bien simple : ils savaient que cela provoquerait l’intervention aérienne franco-étasunienne qui leur permettrait de reprendre l’offensive sur Damas.
Depuis ces deux dernières années, nous avons pu nous apercevoir tous les jours que les islamistes n’accordent aucune considération à la vie humaine et il n’y a aucune raison de croire qu’il en était autrement en août 2013.
Si on continue dans les déductions, on constate que c’était bien Zahran Allouche qui était le commandant des rebelles de cette zone. Il devait certainement en savoir des choses sur cette attaque chimique. Il ne parlera plus maintenant et c’est dommage.
Il reste encore à savoir qui a trahi pour indiquer le lieu où le groupe se réunissait.
L’article de Seymour Hersh parle aussi d’un rapport de l’ambassadeur étasunien en Syrie, William Roebuck de décembre 2006, qui analysait les failles du gouvernement Assad et proposait une liste des méthodes « susceptibles d’augmenter la probabilité » d’opportunités de déstabilisation. Il recommandait que Washington travaille avec l’Arabie Saoudite et l’Égypte pour développer les tensions sectaires. L’ambassade se chargeait aussi de donner de l’argent à des dissidents politiques locaux.
Cette partie de l’article prouve que la contestation en Syrie n’avait rien de spontané. Elle était bien préparée de longue date. Cela indique aussi que les États-Unis utilisent des méthodes tout-à-fait illégales pour renverser des gouvernements. Il n’y a aucune raison de croire que ce genre de méthodes se limitait uniquement à la Syrie, bien au contraire. Cela confirme bien que toutes les soi-disant révolutions de couleurs spontanées sont le résultat d’une manipulation de petits groupes par les ambassades étasuniennes. Tous les lecteurs assidus de sites sérieux le savent depuis longtemps.
L’histoire des prisonniers d’Al Qaïda livrés par la CIA à la Syrie pour y être torturés est déjà connue depuis longtemps. La Syrie n’est d’ailleurs pas le seul pays concerné. Il est maintenant mal venu pour les journalistes et pour les ONG d’accuser la Syrie de violation des droits de l’homme sans lancer en parallèle les mêmes accusations contre la CIA.
Un autre point intéressant relevé par l’article est que le Pentagone avait réussi à faire parvenir aux rebelles des armes obsolètes provenant de stocks de l’armée turque en 2013. Cela expliquerait les avancées de l’ASS en été de la même année. Malheureusement, l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie décidèrent d’augmenter le financement des groupes islamistes y compris l’État islamique qui avait fait son apparition en Syrie en cette fin 2013. Ces groupes prirent alors le contrôle d’énormes territoires dans l’est du pays.
À la fin de 2013, la CIA continuait à former des combattants qui rejoignaient les groupes islamistes dès leur passage en Syrie.
Une accusation qui revient souvent dans les confidences du conseiller de l’État-major concerne la Turquie et le rôle négatif de son président, Recep Tayyip Erdoğan, dans la crise syrienne. Il était évident que pour la DIA, le président turc ne concentrait pas ses efforts sur le remplacement de Bachar al Assad par une personnalité pro-occidentale. Son ambition est d’avoir une zone d’influence sur les zones nord de l’Irak et la Syrie qui étaient des parties de l’Empire ottoman il y a un siècle et de peut-être régler son problème kurde en coupant le PKK de ses bases arrière.
La deuxième partie de l’article analyse la situation actuelle en Syrie et les rapports conflictuels entre les présidents Obama et Poutine. Cela reste intéressant mais ce sont des informations qui n’apportent pas d’éléments nouveaux.
La conclusion de l’article est un appel à travailler ensemble, donc avec les Russes, pour venir à bout de l’État islamique et de stabiliser la Syrie en gardant pour cela Bachar al Assad à la tête du pays jusqu’à ce que la situation soit stabilisée. Des élections pourront avoir lieu ensuite.
C’est l’avis de nombreux experts ne faisant pas partie du cercle néo-conservateur ainsi que de nombreux anciens diplomates.
Cet avis n’est pas majoritaire au Congrès mais en privé, de plus en plus de députés approuvent cette idée.
En septembre dernier, le général Dempsey a pris sa retraite et a été remplacé par le général Joseph Dunfort à la tête de l’État-major interarmes. Lors de son audition devant la Commission sénatoriale des forces armées, il avait déclaré que la Russie est une menace existentielle pour les États-Unis et que la Turquie est un des alliés les plus importants.
Barack Obama a maintenant un général beaucoup plus en accord avec son entourage idéaliste (idéaliste dans le sens « uniquement idéal pour les intérêts des États-Unis) à la tête de l’État-major. Il n’y aura plus de contestation indirecte.
Le lieutenant général Michail T. Flynn avait été remplacé à la tête de la DIA en août 2014.
Revenu à la vie civile, il continue à clamer lors de nombreuses interviews que les décisions de Barack Obama sont incompréhensibles. (lien)
Conclusion.
Cette contestation de la Politique du Président par le Pentagone est assez étonnante et même rare dans l’histoire des États-Unis.
On peut dire qu’il y d’un côté des analyses réalistes basées sur des informations récoltées sur place ainsi que sur des photos aériennes et de l’autre, une approche idéologique tout-à fait déconnecté de la réalité qui tend vers la recherche de la suprématie des États-Unis. Les décisions sont dans ce cas toujours prises en veillant à ce qu’elles n’avantagent pas un concurrent géopolitique.
En 2013, les tenants de l’école réaliste étaient John Kerry, Chuck Hagel, des généraux du Pentagone dont Martin Dempsey et Michail T. Flynn.
Il ne reste que John Kerry en fonction. On constate de plus en plus souvent que ses déclarations sont contredites par Susan Rice, une proche conseillère de Barack Obama.
Cela ne donne pas plus de cohérence à la diplomatie actuelle des États-Unis.
En Syrie, la Russie s’est placée au centre du jeu. Presque cinq ans de guerre a été le temps nécessaire qui a permis à Vladimir Poutine de préparer son armée pour intervenir intelligemment en Syrie.
Les experts du Pentagone estiment dans leurs calculs que le coût de l’intervention pour la Russie est de 1 à 2 milliards de dollars par an entièrement prélevés sur le budget de l’armée.
Ce coût serait supportable pour 4 à 5 ans sans problème.
Cela change complétement la donne. La Russie est maintenant incontournable et quelle que soit la solution qui sera négociée en Syrie, il faudra tenir compte de ses intérêts.
Barack Obama est discrédité sur le dossier syrien et, sauf grande surprise, il le laissera à son successeur.
C’est le prix à payer pour avoir eu une politique étrangère confuse et incompréhensible pendant son dernier mandat.
Ceci est une constatation réaliste qui se base sur la détermination de Vladimir Poutine à défendre les intérêts existentiels de la Russie qu’il estime fondamentalement menacés. Cela ne concerne aucunement une considération préférentielle pour la Russie.
L’alternative est une guerre contre la Russie dont on devine les conséquences désastreuses pour tous les belligérants.
Traduction intégrale de l’article de Seymour Hersh en français sur le site “Les Crises”. [3]
Pierre Van Grunderbeek
[1] http://www.lrb.co.uk/v38/n01/seymour-m-hersh/military-to-military
[2]http://www.agoravox.fr/actualites/international/article/la-syrie-et-le-rapport-du-mit-147902
[3]http://www.les-crises.fr/echanges-entre-militaires-par-seymour-hersh/